19 avril 2024

leun2trois.com

Comprendre pour informer pour rendre compte de ce qui se passe dans le monde

Chantier du village olympique à Saint-Ouen en lisière de Paris AFP - EMMANUEL DUNAND

France: des travailleurs sans papiers sur les chantiers des JO de Paris 2024. AFP - EMMANUEL DUNAND

Sur les chantiers des Jeux Olympiques de Paris 2024, le tabou des travailleurs sans-papiers

Malgré la “volonté d’exemplarité des chantiers” des Jeux olympiques de Paris 2024, plusieurs travailleurs sans-papiers travaillent illégalement sur la construction du Village des athlètes, aux postes les plus “accidentogènes”.

À première vue, rien d’inhabituel. Sur son chantier, Gaye Sarambounou devait manier le marteau-piqueur et décoffrer le béton, enchaîner les journées à rallonge payées une misère, sans contrat, sans jour de repos. En somme, poursuivre sa routine de travailleur sans-papiers.

Sauf que cette fois, il ne s’agit pas d’un chantier comme un autre : sur les sites en construction des futurs Jeux olympiques de Paris, qui doivent être la vitrine de la France en 2024, la présence de cette main-d’œuvre illégale est devenue un enjeu de crispation politique et d’exemplarité sociale.

Le 26 septembre dernier, lorsque des inspecteurs du travail font irruption dans le centre aquatique de Marville, en Seine-Saint-Denis, qui servira de base d’entraînement olympique, “le patron m’a dit ‘tu reviens plus!'”, se souvient le Malien de 41 ans, dont cinq passés en France.

Durant trois mois, Gaye Sarambounou, barbiche et visage rond toujours flanqué d’un bonnet aux couleurs du Mali, raconte avoir travaillé de 9 heures à 17 heures, parfois 19 ou 20 heures. La journée est payée 80 euros, 40 si une urgence oblige à partir plus tôt. Évidemment, “les heures supplémentaires n’étaient jamais payées”.

“J’ai accepté parce que je connais ma situation. Si t’as pas de papiers, tu fais tout ce qui est difficile, toute la merde, t’as pas le choix”, expose-t-il, en faisant bouillir de l’eau sur un réchaud à même le sol, dans la minuscule chambre qu’il partage avec quatre compatriotes.

Une toile de travail illégal tissé par des entreprises sous-traitantes

“On a écrit au procureur de Bobigny pour dire qu’on souhaite se joindre aux procédures contre les employeurs indélicats”, a déclaré mardi 17 janvier le directeur général de la Solideo, Nicolas Ferrand, rappelant la “volonté d’exemplarité des chantiers olympiques”.

Lorsque le sujet s’est posé pour la Solideo, “on a immédiatement pris les dispositions qui s’imposaient”, en résiliant le contrat du sous-traitant incriminé mais aussi du géant du bâtiment qui y avait recours, explique Antoine du Souich, directeur de la stratégie et de l’innovation. L’établissement public a depuis “renforcé ses procédures” et va “plus loin que ce que demande la réglementation”, insiste-t-il.

Construire un système “absolument imperméable (à la fraude), on en est incapables”, convient Antoine du Souich, qui reconnaît qu’un “certain nombre de tricheurs sont passés entre les mailles du filet”. L’objectif est de “resserrer les mailles” pour repérer les “situations grossières de triche”.

Cette toile du travail illégal est tissée par une “nébuleuse d’entreprises turques” sous-traitantes, observe Jean-Albert Guidou, de la CGT Seine-Saint-Denis. Un “système qui marche à plein tube”, avec des sociétés qui se placent en liquidation dès qu’elles sont inquiétées, décortique le syndicaliste.

Accidents et surexploitation

Alors que le gouvernement veut créer un titre de séjour dans les “métiers en tension”, Jean-Albert Guidou a déjà accompagné une trentaine de travailleurs des JO dans des procédures de régularisations, certaines déjà obtenues.

“Ils occupent les postes les plus accidentogènes et ils sont surexploités”, s’indigne-t-il. “Sur les chantiers, la seule variable d’ajustement, c’est le prix du travailleur. Et quand il faut mettre les bouchées doubles pour livrer, ces entreprises ne sont pas regardantes sur les conditions de travail.”

D’ailleurs, sous-traitants et géants du BTP sont-ils au courant quand un ouvrier n’est pas en règle ? Cheickna (il ne souhaite pas donner son nom) en rigole. “Bien sûr! Moi j’ai donné deux fois des papiers différents à la même entreprise, j’ai été pris”, se souvient cet autre Malien de 38 ans.

Sur son téléphone, il fait défiler des photos datées du 6 mai et sur lesquelles on le voit, casque de chantier et t-shirt, sur une nacelle de la Tour Pleyel, futur hôtel de luxe des JO-2024. Lui aussi a été évincé après un contrôle, en octobre. “On fait ça pour la famille (restée) au Mali, qu’on fait vivre. On fait tous les sacrifices pour ce boulot”, explique à son tour Moussa (il requiert l’anonymat pour des raisons de sécurité), 43 ans.

“Ces beaux stades sont construits par des gens pauvres exploités”

“Tous ces beaux stades sont construits par des gens pauvres (…) qui sont exploités”, poursuit le gaillard qui vit dans la “peur” depuis qu’il a été sorti manu militari de son chantier, en décembre, après s’être exprimé publiquement sur ses conditions de travail.

Jeux olympiques ou pas, “on te fait du chantage”, raconte-t-il : lorsqu’on demande des heures supplémentaires, “c’est soit tu restes, soit tu prends tes affaires”, affirme celui qui a fait du “piochage” et de la maçonnerie pendant quatre mois sur le futur village des athlètes.

En quinze ans de présence en France, Moussa a toujours travaillé, d’abord dans le nettoyage, puis la restauration, désormais le bâtiment. Comme les autres, il ne voit pas de différence, sur le terrain, entre son chantier olympique et les précédents : “C’est toujours à 80 % des immigrés qui font le boulot. On voit des Maliens, des Portugais, des Turcs. Et les Français… dans les bureaux”.

Comme les autres, il demande à être régularisé, “rien de plus”, ne serait-ce que pour pouvoir circuler librement sans avoir “peur d’un contrôle” d’identité. Gaye Sarambounou ne demande pas mieux. La CGT s’apprête à déposer son dossier de régularisation. S’il l’obtient dans les dix-huit mois, ces déboires récents seront oubliés comme un vilain cauchemar, s’éclaire-t-il : “Je serais en règle pour les Jeux !”

GEO (avec AFP)