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Le président sortant Macky Sall reçoit son successeur Bassirour Diomaye Faye

Voici pourquoi le Sénégal est considéré comme le pays le plus démocratique en Afrique de l’Ouest francophone

Le Sénégal vient de confirmer sa réputation de modèle de démocratie en Afrique de l’Ouest. Par l’élection présidentielle du dimanche 24 mars dernier saluée par toute la communauté internationale à cause du climat apaisé qui a régné tout au long du vote, le pays garde son dynamisme démocratique.

Il vient de connaître pacifiquement un nouveau changement à sa tête, malgré les troubles qu’il a traversé très récemment.

Qu’est-ce qui a fait du Sénégal le pays le plus démocratique en Afrique de l’Ouest francophone ?

Après une période de troubles causés par la volonté du pouvoir de reporter la présidentielle au Sénégal, le Conseil constitutionnel a tranché en annulant le décret du président Macky Sall et en déclarant la loi contraire à la constitution.

Le Sénégal a longtemps été considéré comme l’une des démocraties les plus stables de la région. C’est le seul pays d’Afrique de l’Ouest continentale à n’avoir jamais connu de coup d’État militaire. Il a connu trois passations de pouvoir largement pacifiques et, jusqu’au début de ce mois, il n’avait jamais retardé une élection présidentielle.

Le samedi 3 février, dans un discours à la nation prononcé à quelques heures de l‘ouverture officielle de la campagne électorale, le président Macky Sall repoussait l’élection en évoquant les accusations de corruption qui visent le Conseil constitutionnel et ce qu’il affirmait être des préoccupations concernant l’éligibilité des candidats de l’opposition.

Dès le lundi suivant, sa proposition avait été soutenue par 105 des 165 députés. Un report de six mois avait été proposé à l’origine, mais un amendement de dernière minute l’a porté à dix mois, soit au 15 décembre.

La suite on la connait.

La tension est palpable à travers la ville de Dakar, ce vendredi 9 février. La présence policière est notable à travers la capitale, et pour cause. Les manifestations prévues contre le report de l’élection présidentielle n’ont pas été autorisées par le préfet et le risque d’affrontements entre forces de l’ordre et manifestants est réel.

Des hommes en habit traditionnel, tapis de prière et chapelets à la main se dirigent vers les mosquées. Pendant que la voix du muezzin retentit au loin pour l’appel à la prière, Arame Boye est déterminée à se faire entendre : « On ne va pas se laisser faire. Trop c’est trop ! » Cette femme de 45 ans et mère de cinq enfants hurle sa colère : « Si on laisse passer ce report, ce sera la fin de la démocratie au Sénégal. C’est inacceptable. »

Originaire de Saint-Louis, ville symbole de l’élégance et du bon goût au Sénégal, Arame a troqué le boubou traditionnel du vendredi contre une paire de jeans et une chemise blanche, des baskets et un foulard rouge noué sur la tête. L’enseignante n’en est pas à sa première manifestation. Elle place une petite bouteille dans la poche arrière de son pantalon : « c’est du vinaigre, ça aide contre les lacrymogènes. »

Depuis l’adoption, le 5 février par l’Assemblée nationale du Sénégal, de la proposition de loi portant report de la présidentielle, les manifestations ont fait au moins trois morts et des dizaines d’arrestations.

Un bilan sombre qui s’ajoute aux 16 morts et centaines d’arrestations lors des manifestations de juin contre la condamnation à deux ans ferme de l’opposant Ousmane Sonko pour corruption de la jeunesse. C’était dans l’affaire dite Adji Sarr, du nom d’une jeune employée d’un salon de beauté qui avait accusé l’homme politique de viol.

L’image du Sénégal comme modèle de stabilité et vitrine de la démocratie en Afrique s’en est trouvée balafrée, révélant au grand jour la fragilité des acquis démocratiques du pays.

La décision prise le 15 février par le Conseil constitutionnel d’annuler le report de la présidentielle est accueillie positivement par une grande partie des Sénégalais.

Cependant, il reste des questions importantes en suspens. Quand l’élection aura -t- elle finalement lieu ? Que fera le président Macky Sall ?

Plus que jamais, le Sénégal se trouve aujourd’hui à un tournant majeur de sa construction démocratique.

Une longue tradition démocratique

L’un des critères majeurs pour déterminer si un pays est démocratique ou non, est la possibilité pour ses citoyens d’aller régulièrement aux urnes pour choisir leurs propres dirigeants.

Sur ce plan, le Sénégal possède une culture électorale ancienne qui remonte à 1848, lorsque les habitants de la ville de Saint-Louis et de l’île de Gorée ont acquis la citoyenneté française. A cette date, le droit de vote était réservé aux blancs et aux mulâtres. Il faudra attendre 1946 pour qu’il soit élargi à l’ensemble des Sénégalais lors des Élections constituantes de 1946 dans les Colonies du Sénégal et de Mauritanie.

La première élection présidentielle du Sénégal indépendant s’est tenue en 1963, trois ans après l’indépendance. Elle s’est tenue le même jour que les législatives.

Si pour la présidentielle, Senghor est réélu avec 100% des voix et étant le seul candidat, les législatives seront contestées avec deux listes en lice, l’Union progressiste sénégalaise emmenée par Senghor et la liste d’opposition « Démocratie et unité sénégalaise » où le Parti du regroupement africain-Sénégal (PRA-Sénégal) joue un rôle prépondérant.

La campagne pour les législatives fut mouvementée, avec son corollaire d’une dizaine de morts.

A ce jour, le Sénégal a organisé 11 élections présidentielles, celle reportée au 15 décembre 2024 devant être la douzième.

Le Sénégal a connu sa première alternance démocratique en 2000, entre le président sortant Abdou Diouf et son successeur Abdoulaye Wade. Elle est suivie par celle de 2012 entre Abdoulaye Wade et Macky Sall.

Cette constance dans le respect des moments de respiration démocratique que sont les élections ont contribué à donner au Sénégal une stabilité politique qui en fait le seul pays francophone en Afrique de l’Ouest qui n’a pas connu de coup d’Etat

Ces dévolutions pacifiques du pouvoir sont le fruit de batailles ardues menées dans le temps par les différents segments de la population sénégalaise, pour imposer un rapport de force aux pouvoirs en place ou à travers des dialogues politiques qui ont abouti à des consensus forts et donné naissance à des réformes consolidantes comme le multipartisme intégral, la pluralité médiatique, la limitation des durées et des mandats présidentiels consécutifs et l’instauration de la parité homme-femme dans toutes les institutions électives, avec des listes de candidats alternant hommes et femmes.

La réputation du Sénégal comme Etat de droit repose aussi sur une tradition de leadership et d’engagement en faveur des principes démocratiques. Depuis son indépendance, le Sénégal a connu une succession de dirigeants qui, malgré leurs différences, ont défendu le processus démocratique et respecté, à des degrés divers, l’État de droit.

De Léopold Sédar Senghor, à l’actuel président, Macky Sall, en passant par Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, les dirigeants sénégalais ont souvent privilégié l’unité nationale, la cohésion sociale et la gouvernance démocratique.

La tolérance religieuse et le modèle de gouvernance laïque du Sénégal ont également contribué à maintenir la stabilité dans une région souvent déchirée par des conflits religieux et ethniques. Avec une population majoritairement musulmane, le Sénégal embrasse une forme d’islam caractérisée par les confréries soufies, connues pour leur coexistence pacifique, leur dévotion spirituelle et leur engagement en faveur du bien-être social.

Le respect du gouvernement pour la diversité religieuse et l’accent mis sur la laïcité, telle qu’elle est inscrite dans la constitution, ont empêché la politisation de la religion et atténué le risque de conflit sectaire.

Cela étant, la trajectoire démocratique du Sénégal n’a pas été un long fleuve tranquille. Bien que marquée par des avancées notables, elle doit faire face à d’importants défis.

Des problèmes persistants tels que la corruption, le clientélisme politique, la déferlante des médias sociaux et les aspirations d’une jeunesse pour des solutions urgentes à ses problèmes continuent de mettre à l’épreuve la résistance de ses institutions démocratiques et de son tissu social.

En outre, le spectre d’un retour en arrière autoritaire se profile face aux tendances mondiales au populisme et à l’autocratie. Et les évènements de l’histoire politique récente du Sénégal, avec les tentatives de 3e mandat de Abdoulaye Wade et de report de l’élection présidentielle par Macky Sall, sont révélateurs des marges de régression de cette démocratie.

Recul démocratique ?

Arame est rentrée de la manifestation plus tôt que prévu. Les yeux rouges et toussant sans arrêt, elle s’assoit sur un banc en bois au milieu de la maison qu’elle habite à la médina, un quartier populaire de Dakar.

Entre le bêlement nerveux des moutons dans leur enclos à l’arrière de la cour et le bruit d’explosion des gaz lacrymogènes, Arame fait des gestes pour demander à sa fille de lui apporter de l’eau.

Au Sénégal, le droit de manifester est soumis au régime déclaratif et ne nécessite pas une autorisation. Cependant le gouvernement se réserve le droit de les interdire pour des motifs tels que la nécessité de prévenir les risques de troubles à l’ordre public ; la nécessité de garantir la libre circulation des personnes et des biens sur les axes routiers stratégiques ; l’exigence de garantir la sécurité des personnes et des biens.

Mardi, une marche pacifique de la société civile contre le report de l’élection présidentielle a été interdite par le préfet de Dakar, sous prétexte de perturbation grave de la circulation dans l’itinéraire prévu par les organisateurs de « Aar sunu élection » (Protégeons notre élection en wolof, la langue la plus parlée du pays).

Cette énième interdiction a fait réagir les Nations-Unies : Il est d’abord extrêmement important que le droit de tous les Sénégalais à manifester pacifiquement soit respecté, que les forces de l’ordre respectent ce droit et ne fassent pas un usage meurtrier de la force », a déclaré Stéphane Dujarric, porte-parole du Secrétaire général de l’Onu.

La France aussi a réitéré son appel à « garantir les libertés publiques » via un communiqué du Quai d’Orsay.

Quelques semaines auparavant, lors de l’examen périodique de la situation des droits de l’homme au Sénégal le Lundi 22 janvier 2024 à Genève, le Ministre de la Justice du Sénégal a déclaré que « Toutes les manifestations qui ont été exprimées au Sénégal ont été acceptées, seules 1,5% pour des raisons liées aux troubles à l’ordre public n’ont pas été acceptées. »

Sur le site du ministère de la Justice, on peut y lire aussi que « la jouissance effective des libertés de réunion et de manifestation constitue une priorité majeure pour les autorités sénégalaises », d’où l’institution par le gouvernement du Référé administratif qui « permet au Juge saisi d’une demande justifiée par l’urgence, d’ordonner dans les 48 heures, toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale lorsque celle-ci a été violée. »

L’interdiction des manifestations s’accompagne souvent d’un dispositif policier répressif. Les manifestations qui se sont déroulées en juin 2023 ont fait 16 morts selon le gouvernement et 23 selon Amnesty International. A ce décompte macabre, il faut ajouter les 3 morts dénombrés ce weekend lors des protestations contre le report de la présidentielle.

Cela a poussé la France à lancer un appel pour « un usage proportionné de la force ».

Pour le gouvernement du Sénégal, « s’agissant des allégations de recours excessifs à la force, il y a lieu de relever que les pratiques, pour l’essentiel, sont conformes aux principes de base régissant le recours à la force par les agents d’exécution des lois. Les rares manquements sont déférés devant les autorités judiciaires ; lesquelles apprécient souverainement les faits. »

Autre fait notable, trois ans après les émeutes de mars 2021, les proches des victimes attendent toujours les résultats des enquêtes que les autorités sénégalaises ont dit avoir ouvert pour identifier et juger les coupables. Dans sa communication, le gouvernement a pointé du doigt la présence de « forces occultes » qui auraient infiltré les manifestations.

Il s’en est suivi des vagues d’arrestations chez les manifestants et opposants politiques.

Selon des groupes de la société civile et des partis d’opposition, plus de 1 000 personnes ont été arrêtées par les forces de défense et de sécurité entre mars 2021 et février 2024, dont la majeure partie sont en détention provisoire à maison centrale d’arrêt de Rebeuss, à Dakar.

Le Ministère de la Justice précise qu’« après les manifestations de mars 2021, les agents d’exécution des lois ont mené, de manière diligente, des enquêtes sous la direction des Procureurs de la République ».

Les auteurs des faits récriminés ont été traduits en justice, soit par la voie du flagrant délit sanctionnée par des décisions judiciaires de condamnation ou de relaxe prononcées soit par la voie de l’information judicaire devant les cabinets d’instruction lorsqu’il s’agit d’affaires criminelles », précisent les autorités judiciaires.

Dans un contexte d’appel au dialogue et à l’apaisement lancé par le président Sall, des dizaines d’opposants, de membres de la société civile et d’activistes ont été libérés de prison hier 15 février.

Durant ces trois dernières années, la liberté d’expression et la liberté de la presse ont été aussi mises à l’épreuve.

Les Sénégalais ont subi la suspension de l’Internet des données mobiles pendant plusieurs jours à la suite des évènements liés à la condamnation de Ousmane Sonko en juillet 2023 et au report de la présidentielle en février.

La chaîne de télévision privée Walf TV a été suspendue un mois, en juillet 2023 et même s’est vu retirer sa licence il y a de cela quelques jours pour « incitation à la violence » avant d’être autorisée à reprendre sa diffusion.

Des organisations des professionnels des médias ont dénoncé des violences et pressions exercées sur des reporters lors des manifestations contre le report de la présidentielle.

Reporters sans frontières, dans son classement annuel sur la liberté de la presse dans le monde paru en 2023, note pour le Sénégal une « recrudescence des menaces verbales, physiques et judiciaires envers les journalistes ces dernières années ».

Le pays a perdu 31 places et passe de la 73ᵉ à la 104ᵉ place, loin derrière le Niger (61e) ou la Guinée-Bissau (78e).

Le gouvernement maintient que la liberté de la presse est une réalité au Sénégal et qu’elle est garantie par la constitution du pays.

Cependant, il serait biaisé de vouloir circonscrire les atteintes relevées à la démocratie à seulement ces trois ou quatre dernières années.

La longue marche du Sénégal dans la construction de l’état de droit a aussi été émaillée d’assassinats politiques, d’entraves à la liberté de la presse et aux libertés individuelles, de mises en accusations et d’emprisonnements d’opposants gênants pour le pouvoir.

Mais c’est en s’appuyant sur une longue tradition de dialogue, de recherche du consensus et de la résolution des conflits, que le Sénégal s’est positionné comme un phare de stabilité dans une région confrontée à une myriade de défis, dont le djihadisme armé et les coups d’état militaires.

La décision du Conseil constitutionnel, en annulant le report, renvoie aussi la balle au président Macky Sall qui doit fixer, dans les “meilleurs délais”, une nouvelle date pour le scrutin, tout en précisant que l’élection “ne peut être reportée au-delà de la durée du mandat” qui prend effectivement fin le 2 avril prochain.

Interrogé le 10 février par Associated Press sur ce qu’il ferait si le Conseil constitutionnel annulait le report, Macky Sall a répondu qu’il était trop tôt pour envisager cette éventualité et qu’il se prononcerait une fois la décision du Conseil constitutionnel prise.

Nous y sommes et aujourd’hui, tous les regards sont tournés vers le Président Sall.

BBC