19 avril 2024

leun2trois.com

Comprendre pour informer pour rendre compte de ce qui se passe dans le monde

Photo non datée de Léopold Sédar Senghor © MAE

Photo non datée de Léopold Sédar Senghor © MAE

Elara Bertho, biographe de Léopold Sédar Senghor

Une nouvelle exposition au musée du Quai Branly à Paris permet de se replonger dans l’héritage de l’ancien chef d’État sénégalais Léopold Sédar Senghor. Mais une biographie du poète-président sort également actuellement aux PUF, les Presses universitaires de France. Le texte s’est nourri de recherches récentes qui dévoilent des aspects méconnus de la pensée de Senghor ou la part d’ombre de ses années de pouvoir. L’autrice de cette biographie, répond aux questions de Laurent Correau.  

RFI : Elara Bertho, on est actuellement en pleine redécouverte de Senghor, ce qu’a été sa pensée, de quelle manière il a exercé le pouvoir. Qu’est-ce qui explique que le mythe et les clichés aient été aussi forts à son sujet ?

Elara Bertho : Il me semble qu’on a été enfermés à la fois par quelques textes qui ont circulé et aussi par des images toutes faites : celle du poète-président, qui est cette formule qui revient tout le temps… celle de l’académicien, pacifiste, brillant, diplomate, ami de la France, promoteur de la francophonie ; ce qui fait qu’aujourd’hui, il est devenu un héros un peu gênant pour les militants qui préfèrent davantage se revendiquer de Césaire, beaucoup plus frontal dans la dénonciation du colonialisme. Et aujourd’hui, je pense qu’il est important de le redécouvrir. Je pense notamment qu’il est aux fondements des théories de la blackness aujourd’hui aux États-Unis, l’afropolitanisme, des mouvements de promotion des droits civiques des Noirs aujourd’hui. Et donc je pense qu’il est important de le relire.

RFI : Dans votre ouvrage, Elara Bertho, vous insistez sur l’actualité de l’œuvre de Senghor, vous nous dites que cette œuvre trouve une résonnance dans les questions écologiques et sur les limites du capitalisme. Pourquoi ?

Elara Bertho : Oui, c’est moins dans ses essais que dans sa poésie. Il me semble qu’il perçoit et qu’il dénonce dans sa poésie l’extractivisme, la manière dont la colonisation a fauché des forêts entières, dont on a tracé à la règle et au compas des tracés de route, des tracés de frontière. Et je le trouve particulièrement percutant aujourd’hui d’un point de vue éco-critique, éco-politique, dans cette manière de revendiquer une appartenance à la terre. Près de cinquante ans après l’écriture de ses textes, on revient sur cet amour qu’il avait pour les vallons, les forêts : il disait que tout était sacré. Et donc, c’est une manière aussi de préserver ce que nous ici on appelle l’environnement.

RFI : On connait l’attachement de Senghor à la langue française mais quelle était sa relation à la France elle-même au moment du bouillonnement intellectuel qui a précédé l’indépendance de 1960 ?

Elara Bertho : On l’a longtemps accusé d’être tiède, d’avoir toujours voulu ménager les intérêts français et effectivement, je pense que ça vient d’une grande fragilité qu’il avait dans les années 30… une grande conscience, d’abord de ne pas être Français, donc de pouvoir être renvoyé, d’avoir une bourse très précaire, donc il n’a jamais participé à des mouvements militants durs. Néanmoins, il me semble qu’il y a quand même beaucoup de textes où il revient sur le massacre des tirailleurs -il écrit un texte sur Thiaroye très rapidement-. Il appelle à l’indépendance, « par tous les moyens, fussent-ils violents », écrit-il dans quelques textes. Effectivement, c’est un mouvement qui est plus long du côté de Senghor que d’autres, mais il est très lucide sur la manière dont se passe l’extractivisme, sur la manière dont la colonisation détruit les ressources et il n’hésite pas à dénoncer dans des journaux la manière dont la France se sert des députés africains pour ne rien changer.

RFI : Il y a un autre stéréotype que vous faites tomber dans cet ouvrage très synthétique, c’est celui selon lequel Senghor aurait gouverné le Sénégal de manière totalement démocratique, ou pacifique après l’indépendance en 1960. En fait, la gouvernance de Senghor a été une forme d’autoritarisme ?

Elara Bertho : Oui, absolument, on l’oublie. Une première rupture, c’est la manière dont Mamadou Dia a été évincé du pouvoir, et donc Senghor est resté seul en 1962 dans un régime à parti unique jusqu’en 1974 où là le régime commence à s’ouvrir progressivement. Mais il y a aussi la manière dont il a géré mai 1968. Plusieurs morts, 900 arrestations, des centaines d’étudiants sont enfermés dans des camps, les étudiants étrangers sont renvoyés chez eux. Il a aussi une autre manière très étrange d’opérer une censure, c’est qu’il empêche des journaux d’opposition en wolof de voir le jour, sur des normes qui sont orthographiques. Il reproche, par exemple, à Sembène Ousmane, il reproche à Cheikh Anta Diop de ne pas respecter l’orthographe wolof.

RFI : On parlait tout à l’heure de l’actualité de Senghor. Que peuvent nous apporter aujourd’hui sa pensée de l’universel et sa réflexion sur le dialogue des cultures ?

Elara Bertho : Pour lui, les particularismes ne sont jamais renfermés sur eux-mêmes. Il me semble qu’il y a un grand balancement dans sa pensée entre négritude d’une part -donc la pensée d’une communauté mais en vue d’une lutte- et de l’autre côté l’universel, et ce qu’il appelle globalement le métissage. C’est-à-dire que les cultures sont toujours en dialogue entre elles. Il arrive à penser à la fois l’identité dans une lutte à mener et le dialogue, le brassage. Il me semble que cette manière qu’il a eu de penser à la fois le métissage, le dialogue et l’identité est très importante aujourd’hui. 

INVITÉ AFRIQUE RFI 

Publié le : 09/02/2023 – 06:39