28 avril 2024

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Comprendre pour informer pour rendre compte de ce qui se passe dans le monde

Serge Ekué président de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD)

Serge Ekué : « Pas de traitement spécifique pour l’Afrique »

ENTRETIEN. Le tout récent président de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) veut impulser une nouvelle dynamique dans son espace d’intervention.

Àpeine assis dans le confortable fauteuil qui nous fait face dans son vaste bureau épuré qui surplombe Lomé, la capitale du Togo, Serge Ekué, le président de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) attaque son sujet. Et il n’est pas avare en mots. Les mutations de l’environnement économique et financier du monde passionnent ce banquier né à Porto-Novo, au Bénin, en 1966, qui a passé la majeure partie de sa carrière chez Natixis à Londres dès ses études terminées en France. Arrivé en août dernier pour diriger l’une des banques régionales de développement les plus dynamiques du continent africain, il s’est forgé une solide réputation dans le monde des affaires, tant à l’étranger qu’en Afrique. Il faut dire que Serge Ekué, réputé pour sa discrétion, poli et très structuré, a parcouru le monde entier pour ses différents postes notamment en Asie, du Japon à Singapour en passant par la Corée du Sud. Là-bas, il a observé le fonctionnement des fonds d’investissement, des fonds de pension, des pensions de retraite, mais aussi des plus grandes entreprises comme Samsung.

Si Serge Ekué a pris ses fonctions avec l’intention de s’inscrire dans la droite ligne de son prédécesseur, Christian Adovelande, qui a relevé avec brio cette institution fondée il y a 48 ans, il y a, semble-t-il, des signes d’un changement important dans l’approche des solutions. D’abord, parce que la zone ouest-africaine est plus dynamique, plus intégrée qu’il y a dix ans. Cependant, avec des trajectoires diverses, les pays rencontrent encore des obstacles dans l’accès au financement de leur développement. Serge Ekué est connu pour savoir parler aux marchés, aux États et aux actionnaires. L’opération séduction dans laquelle il a lancé la BOAD en moins d’un an est déjà en train de payer. Ce bras armé financier du développement imaginé par les « pères fondateurs », dont l’ex-président feu Houphouët-Boigny a émis mi-janvier une émission obligataire d’un montant de 750 millions d’euros à 2,75 % pour une durée de douze ans ! Un fait déjà remarquable auquel s’est ajoutée une autre innovation. En effet, il s’est agi de la première émission obligataire à objectifs de développement durable du continent africain.

Que compte faire Serge Ekué de tout cet argent ? Ce père de famille sportif affiche un attachement sans faille à la transformation endogène des économies de la sous-région et cela en s’alignant avec rigueur sur tous les standards internationaux. Ce qui veut dire aussi qu’il n’hésite pas à afficher un rapport totalement décomplexé à ses interlocuteurs, quitte à bousculer les anciennes habitudes. Cet état d’esprit novateur transparaît jusque dans les travaux qui sont en cours au siège de l’institution à Lomé. Panneaux solaires installés sur les toits des parkings, ampoules plus écologiques, bureaux plus spacieux et plus modernes. Les murs reflètent cette dynamique, avec des grands tableaux et œuvres d’art accrochés. Quand on lui parle du destin de l’Afrique, de la dette, des défis à surmonter, ce technocrate très connecté et sans langue de bois est intarissable. Entretien.

Le Point Afrique : On observe un changement de posture tant chez les investisseurs que sur les marchés vis-à-vis de l’Afrique ? À quoi peut-on l’imputer ?

Serge Ekué : Pour comprendre là où se trouvent les intérêts des marchés et des investisseurs, il faut regarder où se trouve la masse critique. Il se trouve que le monde dans lequel nous vivons est vieillissant, sauf en Afrique et singulièrement en Afrique de l’Ouest. Regardez autour de vous, ici à Lomé, il y a un dynamisme dans les rues africaines que vous ne retrouvez pas ailleurs. Sur les autres continents, les générations ne se renouvellent plus, à l’exception de quelques pays. En Afrique, non seulement les générations se renouvellent, mais elles se renouvellent encore plus vite. Donc, la force de travail, elle est ici.

Vous avez décroché en janvier dernier, sur le marché de la dette obligataire internationale, le financement le plus bas de l’histoire pour un eurobond avec un taux de 2,75 % pour une dette de douze ans. En quoi est-ce inédit ?

Nous avons créé un précédent. Ça ne s’était jamais vu. Cela a pu se produire parce que, d’une part, les gens commencent à comprendre qu’on ne peut plus s’endetter indéfiniment, d’autre part, parce que nous sommes arrivés sur les marchés avec les mêmes standards que les autres. Ces marchés internationaux dont nous parlons font aussi partie de notre monde. 70 % de notre bilan est refinancé sur les marchés internationaux, nous sommes donc tenus de nous tourner vers ce monde. Je ne veux pas de traitement spécifique pour la BOAD, et pas de traitement spécifique pour l’Afrique.

C’est également la première émission obligataire à objectifs de développement durable du continent africain. Expliquez-nous ?

Nous voulons nous inscrire dans des projets de développement sur le long terme, et ce dans le respect des objectifs de développement durable tels que définis par nos pays. Cinq chantiers ont été définis : les infrastructures, les énergies avec un axe fort en direction du renouvelable, l’agriculture, l’immobilier (tourisme et habitat social), l’éducation et la santé. Ce sont des sujets de fond qui auront un impact sur la vie des populations. C’est la grande différence avec les banques commerciales, qui, elles, ont des impératifs de court terme.

Comment appréhendez-vous les contraintes du marché vis-à-vis des pays africains ?

Concrètement, notre principale limite, ce sont les notations de nos actionnaires. Nous ne pouvons pas intervenir là-dessus. Pour le reste, nous jouons notre partition jusqu’au bout comme toutes les grandes banques du monde. Et selon moi, le développement n’est compatible qu’avec trois critères : un, il faut des taux qui soient compatibles ; deux, il faut des maturités plus longues. Nos projets ne sont pas compatibles avec des maturités de deux, trois, quatre ou cinq ans. Troisièmement, il faut une gouvernance.

J’aime à dire qu’un investisseur, ce n’est pas la photo qui l’intéresse, mais le film. Si on regarde aujourd’hui, à l’instant T, les défis auxquels sont confrontés les pays de la zone sont immenses. On ne peut pas les nier. Mais ce n’est pas une raison pour s’arrêter. Nous, on préfère continuer, surtout maintenant que l’on a créé un précédent. La conséquence directe, c’est que les banques vont commencer à être un peu moins gourmandes.

Qu’est-ce que cela implique dans le choix de vos investissements ? Sur quels critères allez-vous choisir tel ou tel projet à financer ?

C’est à la fois simple et compliqué. C’est pourquoi, j’aime le concept des externalités positives. L’idée est de savoir si votre action va créer d’autres actions en chaîne. Quand on crée une route, l’idée basique est de permettre aux gens de se déplacer d’un point A à un point B, c’est très bien. Mais quand le village qui est à 100 m de la route n’a pas d’électricité, c’est choquant. Quand vous intégrez la donne des externalités positives avec l’idée de transformer tout l’écosystème, vous faites plus que construire une route. Vous apportez l’électricité, les enfants peuvent étudier à la maison, ils prolongent leur scolarité, les parents peuvent développer leur projet, etc. Vous transformez la vie des gens. Notre mission, c’est aussi de mesurer l’impact.

Donc, pour nous les infrastructures, c’est majeur parce que ça participe à l’enrichissement de nos concitoyens. Raison pour laquelle je n’apprécie pas cette expression utilisée dans un de nos pays membres : « on ne mange pas le goudron ». C’est une erreur fondamentale ! Bien sûr qu’on mange le goudron ! Parce que si la route qui dessert votre maison n’est pas goudronnée, celle-ci ne vaut pas grand-chose. Mais avec une nouvelle route bien conçue, elle peut rapidement prendre de la valeur !

À chaque fois, on doit se poser la question de l’utilité de ce que l’on fait. Si ça nous permet d’avancer, tant mieux. Mais on ne va pas chercher d’abord le profit pour le profit. Ce n’est pas notre sujet. Nous, c’est le développement.

Au-delà de l’architecture institutionnelle, dans quelle mesure la BOAD contribue-t-elle à donner à l’économie de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) un contenu réel de manière à en faire un marché unifié et mieux inséré dans l’économie mondiale ?

Au moment de la création de la banque, les pères fondateurs comme on les appelle avaient eu l’idée géniale de doter la zone Uemoa d’une banque centrale, la BCEAO, qui est la colonne vertébrale, et à côté ils ont imaginé une banque de l’action pour le développement. C’était la suite logique du projet d’intégration sous-régionale. Les États étaient alors chargés de libérer des fonds propres et de les confier à la BOAD pour mener les projets de développement. Aujourd’hui, les États ont d’autres problèmes. Ils doivent penser à l’équilibre budgétaire, aux dépenses de souveraineté, et depuis plus d’un an à la pandémie. Ils ne peuvent plus répondre à tous les besoins.

Comment voyez-vous votre rôle, aujourd’hui ?

La BOAD est un interconnecteur. C’est-à-dire que nous connectons ceux qui ont des capacités de financements et ceux qui ont des besoins de développer des projets de développement durables. Ce qui implique que nous devons également être plus attentifs à des sujets tels que l’inclusion des femmes, la diversité, le handicap. Nous voulons mettre les femmes au cœur de nos projets. Ce sont les ciments de nos sociétés. Nous voulons plus de jeunes aussi, car ils sont les fers de lance de nos pays.

Où comptez-vous trouver l’argent pour financer tous ces projets ?

Nous savons exactement où se trouvent les poches d’argent dans le monde. Notre rôle est d’aller chercher l’argent là où il est, mais avant il nous faut expliquer notre histoire. Nous sommes dans une sous-région qui connaît des forts taux de croissance entre 4 %, 5 %, voire 6 % par an. C’est juste incroyable. Les États nous soutiennent, la banque centrale également, ce dont je me réjouis. C’est le signe que des institutions africaines peuvent s’adresser au marché. Et surtout, qu’il n’y a pas une finance pour les riches et une autre pour les pays dits pauvres. En ce qui concerne les sujets plus techniques, ils se régleront. Les jeunes d’aujourd’hui vont plus vite, sont compétents et connaissent mieux les technologies.

Comment assurer un niveau cohérent de développement dans des pays aussi divers ?

Effectivement, les différences sont importantes entre la Côte d’Ivoire, le Mali, la Guinée-Bissau, le Bénin ou le Togo. Ces pays n’ont rien à voir les uns avec les autres, mais on doit pousser la zone afin qu’elle soit suffisamment puissante pour s’adresser à 120, voire 130 millions d’habitants pour pouvoir être le deuxième pôle au sein de la Cedeao après le Nigeria. Ce n’est pas nouveau, les pères fondateurs avaient déjà cette ambition. Il y a des demandes différentes, et la Côte d’Ivoire n’a rien à voir avec la Guinée-Bissau, mais je vous assure qu’il ne peut pas y avoir de développement déséquilibré.

Comment créer des chaînes de valeurs durables et interconnectées dans ce contexte ?

L’approche sectorielle est fondamentale. Prenons l’exemple de l’aérien. Saviez-vous que 80 % de la valeur du marché dans notre zone est partagée par des compagnies aériennes qui ne sont pas de la sous-région ? Finalement, nous nous battons pour 20 %.

Si vous ne passez pas par l’étude sectorielle, il y a beaucoup d’éléments que vous ne percevez pas et donc vous prenez des décisions qui ne sont pas fondées. En prenant connaissance de ce chiffre, les compagnies aériennes de la zone ont commencé par se dire qu’il n’était pas nécessaire de se battre. Au contraire, désormais, elles pensent à s’allier, comme du temps d’Air Afrique et de nos pères fondateurs ! Encore eux. Mais une fois de plus, nous revenons à la vision fondamentale du projet de départ. Et Air Afrique faisait la fierté de nos états. Il y a eu un problème majeur de gouvernance, mais quand il y a un problème, on le règle. Et je suis de ceux qui pensent qu’on ne gère plus une entreprise du XXIe siècle comme on la gérait au siècle dernier.

C’est un sujet qui nous intéresse à la BOAD parce qu’on ne peut pas dire qu’on veut être les rois du secteur des infrastructures et ne pas s’intéresser au transport aérien, tout comme au rail, etc. Finalement, en faisant cela, on revient à cette idée de l’intégration régionale, c’est l’article 1 de nos statuts. Il ne peut pas y avoir de développement sans transport, il ne peut pas y avoir de développement sans énergie, donc je pense fondamentalement que les dispositions qui ont été prises par les pères fondateurs étaient incroyablement justes.

Les sujets dont nous parlons aujourd’hui sont ceux dont on parlait déjà dans les années 1970. J’ai toujours beaucoup de plaisir à aller écouter ces anciens parce que ce qu’on présente aujourd’hui comme très novateur est juste une exécution nouvelle d’idées qui sont finalement très anciennes. Mais il y a une nouvelle façon de les exécuter plus en phase avec notre temps.

Comment comptez-vous influencer la politique des infrastructures dans tel ou tel pays ?

Nous n’avons pas besoin d’influencer les politiques. Tous les pays comprennent ce que nous faisons.

Nous sommes actuellement en phase d’augmentation du capital de 1,5 milliard d’euros. Et nous nous ouvrons à de nouveaux actionnaires, hors de notre zone, dans des pays comme la France, l’Allemagne, l’Inde, le Maroc, la Chine, ou encore d’organismes de financements multilatéraux. Nous avons été reçus partout et la plupart de nos interlocuteurs comprennent nos ambitions de réaliser notre plan stratégique Djoliba présenté plus tôt. Tous les pays ont été impactés par la crise sanitaire mondiale, certains veulent attendre, d’autres sont immédiatement partants.

Que vous répond l’Europe confrontée à la crise migratoire et qui s’est barricadée ces derniers mois ?

J’explique simplement qu’à travers notre plan stratégique, nous pouvons développer les huit pays de la zone en même temps. Ce faisant, nous allons permettre aux populations de se sédentariser, de se projeter dans un meilleur avenir sur le continent. Vous savez, c’est un débat qui compte beaucoup pour moi, car je sais combien il importe que les populations aient des raisons de rester sur place, mais il faut que nous leur proposions des projets de développement concrets et endogènes. Là où nous ne serons pas, d’autres prendront notre place.

Est-ce que développer des projets de tourisme pour un pays divisé comme le Mali a un sens pour la BOAD et ses futurs partenaires ?

Le Mali regorge de sites inégalés, tous nos pays de la sous-région sont dotés de richesses culturelles, de paysages superbes. On ne peut pas tout arrêter sous prétexte qu’il y a une menace terroriste. Des attentats, il y en a partout ! Alors sous prétexte qu’il y a des attentats vous pensez que Paris va arrêter tous les projets qui font de la capitale la championne du tourisme ou du luxe ? C’est pour ça que ce qui nous intéresse, c’est de porter le développement. Le développement doit aussi passer par le secteur public, car si la puissance publique disparaît, ne nous étonnons pas que les djihadistes de tous les pays, de toutes les obédiences prennent le pouvoir. Il faut que la puissance publique soit présente et c’est parce qu’elle joue son rôle que le développement va se poursuivre.

Encore plus étonnant, le Mali, malgré la situation sécuritaire préoccupante, est la troisième économie de la zone. Avec la pandémie et la crise économique qu’elle a entraînée, l’or est devenu une valeur refuge. Dans notre zone, le Mali, le Niger, le Burkina et dans une moindre mesure la Côte d’Ivoire sont riches en or.

Sur quelle force comptez-vous vous appuyer pour mener à bien tous les projets ? Vous allez devoir recruter massivement…

Nous avons l’ambition de recruter des jeunes, en priorité. Ils vont beaucoup plus vite, ils sont plus techniques, car ils font partie d’un monde qui va vite. Nous voulons recruter plus de femmes aussi. Je crois que les femmes ont les capacités d’apporter d’autres champs des possibles, elles peuvent apporter des raisonnements plus cohérents, des actions plus humanistes.

Nous travaillons également sur un projet de création d’une fondation pour travailler sur les sujets du handicap. Celui-ci qui ne doit pas être vu comme une sanction mettant une partie de la population de côté. Nous avons besoin à la banque de personnes qui, au-delà de leur handicap physique, ont des intellects plus forts.

L’Afrique de l’Ouest n’est pourtant pas réputée pour être motrice dans l’accès des femmes à d’importants postes. Il y a déjà une inégalité dans l’accès à l’éducation. Où allez-vous trouver ces femmes ?

Nous allons réussir grâce à l’affirmative action. J’y crois fortement. Vous savez, il existe des méthodes traditionnelles de recrutement et puis il y a des moyens plus novateurs. C’est le second choix que nous allons mettre en œuvre en invitant tout simplement toutes les compétences à postuler, sans indiquer les positions. « Venez, la BOAD a besoin de vous » pourrait être notre appel. Ça peut inspirer énormément de femmes, vous ne savez pas qui vous pouvez inspirer avec ce type de démarche. Évidemment, si on reste dans ce bureau, dans cet immeuble, nous allons tourner en rond. Nous ne travaillons pas pour aujourd’hui, mais pour les générations de demain.

Propos recueillis à Lomé par Viviane Forson