19 avril 2024

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Pascal Lorot président de l'institut Choiseul Think tank de réflexion géopolitique

“L’Europe et l’Afrique ont beaucoup à s’apporter, leur complémentarité est une richesse”

Interview : A quelques jours du sommet UE-UA, les 17 et 18 février à Bruxelles, Pascal Lorot, président de l’institut Choiseul analyse les grands enjeux d’un partenariat stratégique entre l’Europe et l’Afrique.

Dans son dernier livre La France dans le grand jeu mondial paru chez Hermann, Pascal Lorot propose une réflexion sur les grands enjeux géopolitiques qui se posent à notre pays, avec une certaine inquiétude pour le Vieux continent menacé, selon lui, “de sortir de l’Histoire” face à la montée de l’affrontement sino-américain et en raison de sa relative dépression démographique.

Selon le président de l’institut Choiseul, un think-tank français dédié à l’analyse des grands enjeux internationaux, qu’on le veuille ou non, il faudra faire avec un continent africain qui nous est proche tout à la fois par la géographie et par l’Histoire.

Certains pays africains montrent leur capacité à émerger économiquement alors que d’autres s’enfoncent dans une crise multiforme, sécuritaire, alimentaire, écologique. Comment voyez-vous l’évolution de ce continent ?

Vu de France, mais aussi d’Europe, on a tendance à globaliser notre compréhension du continent. Nous parlons toujours de l’Afrique avec un grand A. Or, l’Afrique est un continent gigantesque de quelque 30 millions de kilomètres carrés. On pourrait y mettre tout à la fois les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud et l’Union européenne !

Avec son petit 4,1 millions de kilomètres carrés, l’UE à 27 à elle seule est sept fois plus petite que l’Afrique. Sur ce petit ensemble géopolitique, les situations économiques (croissance, niveau de vie, etc.) et politiques sont très diverses d’un pays à l’autre. Ne soyons donc pas surpris que prévalent aussi en Afrique une multitude de situations, qu’elles relèvent du domaine sécuritaire, alimentaire, environnemental ou encore logistique. D’un pays à l’autre, d’une sous-région ou d’une région à l’autre, il peut y avoir des raisons d’être parfois optimiste, parfois pessimiste. Ne globalisons donc pas un état des lieux par définition nécessairement pluriel.

Malgré les fragilités du continent africain et le “contentieux” historique, la France doit-elle continuer à miser sur ce continent et pourquoi ?

L’Afrique est notre voisine. Nous partageons avec elle des relations historiques ; nous avons des intérêts communs. Quand bien même la situation peut parfois être difficile, voire compliquée, quand bien même ce continent compte peu aujourd’hui dans notre commerce extérieur, la France mais aussi l’Europe peuvent difficilement faire sans l’Afrique. Cette dernière est une formidable réserve de ressources naturelles et minières, indispensables à l’activité économique des industries européennes.

Elle est aussi aujourd’hui une base de proximité où localiser certaines activités et industries. A cet égard, la crise du Covid a été un vrai révélateur de la dépendance de la France et de l’Europe vis-à-vis de l’Asie. La pandémie a souligné les limites de la délocalisation à outrance vers cette région du globe. Pour retrouver leur autonomie stratégique, les Européens n’ont d’autre choix désormais que de relocaliser leurs entreprises en Europe et dans sa périphérie, là où la main d’œuvre est disponible et a un coût plus abordable. L’Afrique a naturellement toute sa place dans cette stratégie. L’Europe et l’Afrique ont beaucoup à s’apporter, leur complémentarité est une richesse.

Les 17 et 18 février se tiendra un sommet UE-UA. Un continent jeune et pauvre face à un continent riche et vieillissant. Quel est selon vous l’avenir de cette relation ?
L’avenir est à la complémentarité ! Nous l’avons dit, l’Afrique dispose de ressources qui sont nécessaires à l’Europe. Des ressources naturelles, certes, mais aussi et surtout des ressources humaines. Le capital humain est un facteur clé du développement et de la croissance et l’Afrique en est un réservoir sans limite ou presque. L’Europe vieillissante aura besoin de ce sang neuf pour maintenir sa capacité à innover et à penser de nouveaux modèles. Elle doit dès lors miser sur la formation des jeunes Africains, chez elle bien sûr en favorisant les bourses et en offrant un accès aisé à ses centres d’enseignement supérieur, mais aussi en aidant au renforcement des infrastructures éducatives générales et spécialisées en Afrique.

Si elle veut atteindre sa souveraineté en matière économique et industrielle, comme elle le proclame désormais, l’Europe doit également absolument reventiler son dispositif productif stratégique. Et quel meilleur espace géographique de proximité où réinvestir une partie de ses capacités productives, notamment celles nécessitant un recours à une main d’œuvre abondante, si ce n‘est chez sa voisine africaine ? L’intérêt de l’Europe est clairement de réorienter dès à présent les centres de sous-traitances et de favoriser, pour demain, l’émergence en Afrique de pôles à fort impact technologique.

Qui plus est en créant de la richesse sur place, en y installant de vraies chaînes de valeur, elle offrira des emplois et fixera nombre de talents en Afrique, ce dernier point de l’emploi étant un véritable enjeu pour des pays africains confrontés à l’arrivée massive de jeunes sur le marché du travail. Un enjeu africain mais aussi européen !

Vous annoncez “une rencontre migratoire à grande échelle entre l’Afrique et l’Europe” dans les décennies à venir. Comment avoir un débat lucide et apaisé sur ces questions migratoires alors que la France aura besoin d’attirer de nouveaux talents ?

Un des grands défis auquel le Vieux continent va devoir faire face est lié au boom démographique africain. De nos jours, l’Union européenne compte environ 450 millions d’habitants (plus de 500 millions si l’on inclut de Royaume-Uni), l’Afrique 1,3 milliard. En 2050, le nombre d’Européens aura stagné ou reculé tandis que la population africaine aura presque doublé (2,5 milliards), avec deux tiers d’individus de moins de trente ans qui ne trouveront pas forcément un emploi sur le marché du travail de leur pays. De fait, la grande question qui prévaut est de savoir combien de millions d’Africains migreront vers les rives nord de la Méditerranée. Dans des sociétés occidentales qui peinent déjà à assimiler ou intégrer les immigrés et leurs descendants, il est certain que cet afflux de population posera d’immenses difficultés.
A cette aune, la recherche d’un consensus entre nations européennes sur les politiques à mettre en œuvre pour répondre à ces futurs flux migratoires et le renforcement de nos relations avec les pays africains doivent être considérés comme des priorités absolues pour les prochaines années.

A l’heure des doutes stratégiques au Mali et au Sahel, la France doit-elle rester dans la région ?
S’en retirer serait signifier la victoire de jihadistes dans la bande sahélienne et la déstabilisation de toute l’Afrique occidentale. Ne nous y trompons pas, les mouvements terroristes islamistes sont dans une logique de conquête que seule la force armée, épaulant une vraie politique de lutte contre la misère endémique qui prévaut dans certaines zones de cette région, peut contenir. En revanche, redéployer le dispositif militaire franco-européen pour tenir compte de l’illégitimité du pouvoir malien et de sa posture hostile aux intérêts français semble incontournable, et sans doute même à court terme.

La Russie pousse ses pions en Afrique, notamment là où la France est en difficulté. Mais selon vous, c’est une erreur de considérer la Russie comme une menace ?

Sur le plan économique, la concurrence sur le marché africain est vive. Les Européens sont bien sûr présents mais maintenant il faut aussi compter avec la Chine et aussi une multitude de nouveaux acteurs, turcs, nord-américains, brésiliens, indiens, japonais… La Russie fait aujourd’hui un retour en force en Afrique après trois décennies d’un repli consécutif à la disparition de l’Union soviétique. Pour autant, elle n’est qu’un acteur parmi d’autres de l’échiquier africain. En dépit du lancement du sommet Afrique-Russie de Sotchi en 2019 et malgré les annonces tonitruantes, bien peu a été réalisé en matière de coopération économique. La Russie reste cantonnée en Afrique à deux secteurs principaux : l’armement et les matières premières avec, accessoirement, une percée encore timide dans le domaine agroalimentaire (machines agricoles, céréales). C’est bien peu face aux besoins multiples et variés des pays africains.

Dans le champ commercial et financier, la Russie n’est finalement en Afrique ni plus ni moins qu’un compétiteur comme un autre. Là où se situe le différend, en revanche, concerne le champ politique avec la présence des milices Wagner ou même des coopérations officielles dans les domaines de la sécurité et de la défense dans un nombre croissant de pays. Cette présence crispe les relations avec la Russie, l’Occident n’ayant plus l’habitude de voir ce pays dans ce qui est de fait une zone d’influence européenne – d’autant que le contexte géopolitique global (Ukraine, Syrie, etc.) n’est guère favorable lui non plus. Mais je ne crois pas qu’il y ait là une volonté russe de venir défier la France dans son ancien pré-carré. Moscou agit plutôt de manière opportuniste et pousse ses pions là où se présentent de “bonnes” opportunités. Celles-ci se retrouvent dans l’ancienne zone d’influence française (Centrafrique, Mali…) mais aussi en dehors, comme au Soudan ou en Libye.

Par Michel Lachkar France Télévisions