29 mars 2024

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Comprendre pour informer pour rendre compte de ce qui se passe dans le monde

Edgar Morin signe Réveillons-nous !

Edgar Morin : « Il ne suffit ni de s’indigner ni de s’engager. Il faut savoir dans quel monde nous sommes. » | ARCHIVES DANIEL FOURAY, O.-F

ENTRETIEN : « Il faut penser avant de s’indigner », analyse Edgar Morin

À bientôt 101 ans, Edgar Morin publie un nouveau livre, « Réveillons-nous ». Le philosophe et sociologue nous invite à penser et à comprendre les origines de la guerre qui frappe l’Europe.

Le philosophe et sociologue Edgar Morin nous livre sa pensée sur l’actualité marquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Des réflexions qui renvoient aussi à l’élection présidentielle, à la France, à la vie quotidienne.

franceinfo : Vous publiez Réveillons-nous ! comme un écho douze ans après à un autre appel, celui du penseur et résistant Stéphane Hessel, Indignez-vous ! Vous voulez nous sortir d’une forme de léthargie ?

Edgar Morin : Stéphane Hessel disait Indignez-vous, il s’adressait à des gens déjà réveillés ! Moi, j’ai l’impression que nous subissons les événements un peu comme des somnambules. Ce que j’ai vécu, du reste, dans ma jeunesse, dans les dix années qui ont précédé la guerre. Je demande à essayer de voir et de comprendre ce qui se passe. Sinon, nous allons subir les événements comme, malheureusement, nous avons subi la dernière Guerre mondiale. 

“Indignez-vous !” de Stéphane Hessel : un best-seller mondial de 32 pages !

Vous avez été un résistant, un combattant quand la France a connu la guerre. Et vous êtes un des rares intellectuels français à avoir été élevé au grade de Commandeur de la Légion d’honneur à titre militaire. Comment vivez-vous ce retour de la guerre en Europe ? 

Bien entendu, il y a une surprise, mais pas totale puisque dans un article que j’ai fait dans Le Monde en 2014, au moment de la crise ukrainienne et, déjà, la scission des provinces russophones en Crimée, j’avais dit : attention, c’est un foyer d’infection qui risque d’avoir des conséquences désastreuses. Et pendant des années, on a fermé les yeux sur cette infection. Il y avait une petite guerre permanente dans l’Ukraine et dans le fond, le vrai problème, c’est que, en plus du sort de l’Ukraine qui voulait être démocratique et s’intégrer à l’Union européenne, elle était un enjeu, une proie pour deux superpuissances : la Russie poutinienne, qui rêvait de retrouver la grande Russie et de l’absorber, et le monde occidental, les États-Unis, qui rêvaient de l’intégrer à l’Occident.

La grande différence, c’est qu’au cours de ce conflit très fort, mais encore resté sans guerre, le président des Etats-Unis, en même temps qu’il apportait un soutien intransigeant en paroles, a dit : moi, je ne ferai pas la guerre. Ce qui fait que dès le début, il y a eu un déséquilibre. Et aujourd’hui, nous sommes dans une sorte de contradiction parce que d’un côté, nous pensons que la résistance ukrainienne est juste – c’est une guerre patriotique – mais en même temps, nous pensons que si nous entrons dans ce conflit, nous risquons ce que Dominique de Villepin appelait un “tsunami mondial” : de proche en proche, arriver à l’explosion. 

Quel regard avez-vous sur ces Ukrainiennes, ces Ukrainiens, qui prennent les armes pour défendre leur pays face aux Russes ?

Pour moi, ce sont des résistants qui, cette fois, résistent avec une armée nationale, alors que nous, on était des résistants désarmés. Je trouve que c’est très beau, mais je pense aussi que nous ne pouvons pas nous laisser entraîner dans la logique de la guerre et intervenir militairement. Donc, je sens cette contradiction que nous vivons tous et qu’il faut assumer. 

Vos trois écrivains préférés sont russes : Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov. Est-ce qu’ils vous aident à comprendre la guerre d’aujourd’hui ?

Non, cela m’aide surtout parce qu’ils portent en eux un humanisme russe qui, à la différence de l’humanisme occidental, qui est surtout abstrait, est concret. Il est plein de compassion pour la souffrance et la misère humaine. Et ce que m’ont appris ces auteurs, très profondément, c’est cet humanisme de compassion pour la souffrance. Mais quand Tolstoï écrit Guerre et Paix et qu’il fait des analyses de la guerre de résistance russe à Napoléon, ça fait beaucoup plus penser à la conquête que voulait faire Hitler de la Russie qu’à l’absorption par cette énorme Russie de la petite Ukraine. 

Dans deux semaines a lieu le premier tour de l’élection présidentielle et vous inscrivez votre livre dans ce contexte. “La campagne pour l’élection présidentielle de 2022, écrivez-vous, montre combien la France réactionnaire a aujourd’hui pris le pas sur la France humaniste.” Et vous n’en êtes pas étonné ?

C’est un processus que je n’ai pas cessé d’analyser et j’en suis arrivé à constater l’aggravation. C’est la succession de crises que nous vivons depuis pas mal de temps qui explique aujourd’hui ce grand développement de la France réactionnaire. Il faut penser que dans le monde entier, il y a une crise des démocraties, une crise du progrès. On a cru pendant longtemps que le progrès était sûr, une loi historique, et on se rend compte que l’avenir est de plus en plus incertain et inquiétant. Il y a la crise du futur, l’angoisse, les crises qui sont arrivées : économique en 2008, puis la pandémie. Les angoisses que ça crée provoquent une rétraction, une refermeture sur soi, une peur, une volonté de défendre une identité qui, du reste, est mythologique. Le propre de l’identité française, qui s’est construite pendant des siècles, est d’avoir intégré des peuples très différents les uns des autres, Alsaciens, Flamands, Bretons, Corses, etc.

Identité française mythifiée, dites-vous, notamment par Éric Zemmour, dont vous voulez combattre les idées dans votre livre. Il reprend, dites-vous, le pire mythe des nationalismes modernes : la purification ethnique.

La France est à la fois une et plurielle. C’est une chose que Zemmour nie totalement. Je le contredis en rappelant ce qu’est réellement la France. Elle a plusieurs souches, mais en même temps, sa vraie souche historique, c’est celle qui a été créée à partir de la Révolution et la République.

Comment expliquez-vous une forme de défaite des intellectuels et des politiques de gauche qui n’ont pas su apporter de réponses, pas su se faire entendre ?

Tout d’abord, il faut dire qu’il y a eu une crise des idées socialistes. Le socialisme avait pour lui une théorie très bien articulée, une conception de l’homme, du monde, de l’histoire, formulée par Marx. Et aujourd’hui, cette théorie a d’énormes lacunes. 

Il y a une crise de la pensée politique en général, et particulièrement de ce côté-là. Quant aux intellectuels de gauche, ils n’ont pas répondu à la mission de l’intellectuel, qui est très importante aujourd’hui. Parce que nous sommes dans un monde d’experts et de spécialistes qui, chacun, ne voit qu’un petit bout des problèmes, isolés les uns des autres. Et il y a aujourd’hui cette carence, effectivement. Et ce sont aujourd’hui les intellectuels porte-paroles de la France réactionnaire qui tiennent le haut du pavé. 

Nous avons évoqué la guerre en Ukraine, avec en toile de fond la menace nucléaire. Vous dédiez aussi un des quatre chapitres de votre livre au réchauffement climatique. Est-il possible, dans ces conditions, de penser l’avenir sereinement ?

On ne peut pas être serein devant des perspectives tellement inquiétantes. Ce que j’ai voulu montrer, avant même qu’il y ait la guerre en Ukraine, c’est que depuis Hiroshima, une épée de Damoclès est sur la tête de tous les êtres humains et que ça s’est aggravé avec la crise écologique où c’est vraiment la biosphère, le monde vivant et nos sociétés qui sont menacés. Ce n’est pas seulement le climat. Le climat est un élément de cette crise générale et la pandémie a rajouté aussi au caractère mondial de la crise.

Je pense qu’on est entré dans une période nouvelle. Pour la première fois dans l’histoire, l’humanité risque un anéantissement, peut-être pas total – il y aura quelques survivants, comme dans Mad Max –, mais une sorte de “redépart” à zéro dans des conditions sanitaires sans doute épouvantables. C’est ce péril que j’avais déjà diagnostiqué comme potentiel qui, brusquement, devient actuel avec cette histoire de guerre russe. 

Certains penseurs aiment regarder le passé, d’autres le présent. Et vous, on a l’impression que ce que vous aimez le plus, c’est de penser l’avenir ? 

Mais vous savez, on ne peut penser l’avenir que si on a conscience du passé et de ce qui se passe dans le présent. On ne peut pas penser à l’avenir tout seul. Et aujourd’hui, l’avenir dépend de ces grands courants qui traversent l’humanité et qui sont menaçants et régressifs. Donc, je pense qu’il est urgent de penser l’avenir. Pourquoi ? Parce que jusqu’à présent, on croyait que l’avenir, c’était une sorte de ligne droite qui allait continuer. Il faut imaginer les différents scénarios. Il faut être vigilant. Il faut s’attendre à l’inattendu pour savoir naviguer dans l’incertitude. Il y a toute une série de réformes, la façon de penser, de se comporter, qui sont nécessaires aujourd’hui. 

Réveillons-nous ! de Edgar Morin, éditions Denoël 

Penser l’avenir, l’avenir de l’humanité, cela vous laisse le temps de penser au vôtre ?

J’ai très peu d’avenir ! Je vis intensément le présent, justement à travers tous les événements et surtout cette guerre en Ukraine. J’essaye de réfléchir sur l’avenir, mais je voudrais voir un peu plus clair. J’aimerais bien vivre encore le temps de voir comment se dessine un peu l’histoire humaine. Donc, je vis au jour le jour mon propre avenir. Je vis dans la vigilance et dans l’intérêt pour le monde et donc pour son avenir. 

grand entretien Jules de Kiss Radio France