24 avril 2024

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L’ex-ministre de la culture du Mali, Aminata Traoré

L’ex-ministre de la culture du Mali, Aminata TraoréGEORGES GOBET/AFP

Aminata Traoré : « Au Mali et ailleurs, cette colère contre la France est l’expression douloureuse d’un sentiment d’humiliation »

Ancienne ministre de la culture, la militante altermondialiste décrypte les échecs des politiques de développement, notamment au Sahel.

Ministre de la culture du Mali de 1997 à 2000 et militante altermondialiste de longue date, Aminata Traoré n’a rien perdu, à 75 ans, de sa combativité. « Faire une fixation sur un sentiment antifrançais créé et entretenu par la propagande russe, c’est encore, estime-t-elle, une manière de nous dire que nous sommes incapables de penser par nous-mêmes et de nous révolter. »

Pour l’essayiste, autrice du Viol de l’imaginaire (Fayard, 2002) et de nombreux essais sur la mondialisation capitaliste et les dérives néocoloniales, la colère qui s’exprime aujourd’hui dans les sociétés sahéliennes plonge ses racines dans les échecs des politiques de développement.

Quelle a été votre première rencontre avec la France ?

Aminata Traoré Sans doute le premier jour à l’école Maginot de Bamako, sous la colonisation. C’était un établissement pour filles qui avait la particularité d’accueillir des indigènes et des enfants de colons. Les Noirs et les Métisses étaient d’un côté, les Blancs de l’autre. On ne se mélangeait pas. Ça vous marque, une telle séparation à cet âge-là. Mais j’ai cultivé des amitiés. Et comme j’étais une bûcheuse, une fois au lycée, j’ai sauté la troisième avec l’aide de certains professeurs français, maliens et sénégalais.

Plus tard, j’ai décroché une bourse pour venir étudier en France. Avec mon mari, nous sommes partis à Caen, où j’ai eu mes deux filles. La question raciale était évidemment plus prégnante en France qu’au Mali ou en Côte d’Ivoire. Une Africaine en grossesse en Normandie à la fin des années 1970, ça attirait les regards… Mais moi, je découvrais le pays, je ne me posais pas vraiment de questions. A l’époque, le Front national n’existait pas encore. La situation est devenue beaucoup plus tendue par la suite.

Militante altermondialiste, vous êtes connue pour être une voix très critique de la politique de la France en Afrique. D’où vous vient cet engagement ?

D’abord, je suis un produit de la gauche. Quand je suis entrée au lycée de jeunes filles, la première République du Mali venait de naître. Comme beaucoup de jeunes gens, j’ai fait partie des « pionniers », sous le régime de Modibo Keïta [président socialiste du pays de 1960 à 1968]. Notre slogan, c’était « pionnier aujourd’hui, pionnier toujours ». En cours d’histoire, on nous parlait des luttes de libération et plus précisément du rôle joué par le Mali et du rôle de son président dans la création de l’Organisation de l’unité africaine. Cette fibre panafricaine, j’en suis imprégnée depuis l’enfance.

Devenue étudiante, j’étais à Dakar pendant la grande grève de 1968 à l’université, la première du genre sur le continent. C’était mon premier contact avec ce genre de soulèvement. Ensuite, je suis partie étudier à Abidjan, à l’Institut d’ethnosociologie. J’y ai rencontré Laurent Gbagbo et sa femme, qui étudiaient à l’Institut de linguistique, et d’autres enseignants de gauche. On était tous très critiques de l’économie de rente et de la dépendance de l’Afrique aux cultures d’exportation. Puis j’ai rejoint le ministère de la condition féminine, créé par Félix Houphouët-Boigny [président de la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993], et j’ai fait mes premiers pas sur le terrain en Côte d’Ivoire et dans d’autres pays africains, en tant qu’experte pour les agences des Nations unies.

Pendant près de deux décennies, dans les années 1960 et 1970, nos Etats ont vraiment cru qu’il existait un modèle de développement, que les transferts de technologie, les financements et une bonne coopération avec les pays développés nous permettraient de voir le bout du tunnel. Moi-même, j’étais persuadée que l’école et l’emploi allaient permettre aux femmes d’occuper une place dans le développement de leur pays, si tel était leur souhait. Les années 1980 ont été un coup de massue. Avec les programmes d’ajustement structurel, les premiers diplômés sans emploi ont commencé à apparaître, assis à longueur de journée dans les rues sans trouver de boulot. Les premiers départs de clandestins remontent à cette époque. Quand je suis rentrée de France, j’ai compris qu’il y avait quelque chose de tordu dans le paradigme dominant.

Les manifestations de défiance à l’égard de la France se multiplient depuis quelques années, particulièrement au Sahel. Est-ce que vous vous sentez une filiation avec ces mouvements antifrançais tels qu’ils s’expriment aujourd’hui ?

Je sais, de par mon parcours en Afrique, en France et ailleurs, que cette colère est l’expression douloureuse et peut-être violente d’un sentiment d’humiliation. L’humiliation, après tout ce qui nous est arrivé, de voir nos drames et nos morts traités différemment. L’humiliation ressentie après le discours de Nicolas Sarkozy, à Dakar. Faire une fixation sur un sentiment antifrançais créé et entretenu par la propagande russe, c’est encore une manière de nous dire que nous sommes incapables de penser par nous-mêmes et de nous révolter.

Pendant des années, on nous a donné l’impression qu’il n’y a pas d’alternative, que la mondialisation capitaliste était incontournable. Ce mensonge d’Etat, entretenu à la fois par les pays « donateurs » et les pays « bénéficiaires », a engendré une frustration énorme. Ceux qui nous gouvernent nous ont dit : « Allez aux urnes et le problème sera réglé. » Mais d’une élection à l’autre, on a constaté qu’il n’y avait toujours pas de boulot, pas de visas, pas d’argent. Puis le bourrage de crâne a consisté à nous répéter qu’il n’y avait qu’une seule manière de lutter contre le djihadisme : l’instrument militaire. Mais la libération promise a tourné à l’enlisement.

Les soldats français de l’opération « Barkhane » ont tous quitté le Mali cette année. Vous qui vous êtes toujours opposée à cette intervention militaire, comment avez-vous perçu ce départ ? Le Mali a-t-il regagné en souveraineté, comme le disent les autorités de transition ?

Oui. Car la France n’a pas gagné cette guerre. Elle est partie et nous non plus, nous ne l’avons pas encore gagnée. Mais il y a l’humiliation en moins. Au Mali, toute une génération de militaires a vécu dans sa chair ce que cette guerre veut dire. Des jeunes ont été projetés sur le terrain, sans autonomie de pensée ou d’analyse de la situation. Quand les Maliens disaient : « Laissez-nous tenter le dialogue avec Iyad et Koufa », la France répondait : « Il n’en est pas question ! ». Et les gens tombaient – et tombent encore – comme des mouches. C’est tout cela qui nous a amenés à tenir tête au diktat de Macron.

Vous avez été ministre de la culture et du tourisme du Mali à la fin des années 1990, sous la présidence d’Alpha Oumar Konaré. Aujourd’hui, des gestes en faveur d’une réconciliation des mémoires ont été engagés. Notamment avec la restitution d’objets et d’œuvres pillés pendant la colonisation. Pensez-vous que cette politique aille dans le bon sens ?

Les lignes bougent, il n’y a plus de sujets tabous, mais les bouleversements en cours sont d’une telle ampleur et d’une telle gravité qu’il faudrait faire beaucoup plus. La guerre gâche tout. Dans le nord du Mali, le pillage continue, si bien que j’ai du mal à me consoler en apprenant que quelques objets spoliés ont été restitués au Bénin. Surtout, je pense qu’il faut articuler ces questions mémorielles à ce qui fait la créativité et la culture d’une société. Nous devons nous poser la question : qu’est-ce que nous avons été et qu’est-ce que nous produisons encore qui a du sens sur le plan social, économique, écologique ?

Propos recueillis par Elise Barthet lemonde.fr