28 mars 2024

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Accès aux biens alimentaires: «Je ne doute pas de la parole de Poutine», dit Macky Sall

Macky Sall, président du Sénégal et de l’Union Africaine, était l’invité de RFI et de France 24. Interviewé depuis Paris, il revient sur sa récente rencontre avec Vladimir Poutine à Sotchi, en Russie. Au cours de cette visite, Macky Sall a alerté sur le danger d’une famine en Afrique, une conséquence directe du conflit en Ukraine. Il est aussi revenu sur la politique intérieure du Sénégal où l’opposition dénonce une mise à l’écart alors que les législatives approchent.

RFI/France 24 : Le 3 juin, vous avez rencontré le président russe Vladimir Poutine à Sotchi, afin de plaider en faveur de corridors alimentaires pour l’exportation du blé, des céréales, des engrais. La question qui se pose est celle de la crainte de famine, de crise alimentaire, mais n’y-a-t-il pas d’autres sources d’approvisionnements possibles, et le secrétaire général de l’ONU, quand il parle d’un ouragan de famine, ne dramatise-t-il pas la situation ?

Macky Sall : Je voudrais dire que lorsque je me suis rendu à Sotchi, au nom de l’Afrique, c’est parce que nous vivons déjà cette pénurie de céréales sur le continent, nous vivons aussi cette pénurie des engrais. Vous savez que l’agriculture africaine est une agriculture peu productive. Du fait de la faible utilisation des engrais, nous sommes à 17 kilogrammes par hectare alors qu’en Europe, on est à 100 kilogrammes d’engrais par hectare. 

On avait déjà une agriculture peu productive, et aujourd’hui le prix de l’engrais est multiplié par trois en Afrique.

Quand je suis allé voir le président Poutine, il y avait trois messages au nom de l’Afrique. Le premier message, c’est qu’il fallait tout faire pour aider à libérer les céréales d’Ukraine, à partir de la mer Noire par le port d’Odessa, et que la Russie ne crée pas de difficultés pour cette exportation.

La deuxième demande est que nous voulons également accéder aux céréales russes et surtout aux engrais : tout ce qui est ammoniaque, potasse ou urée. Ce sont des éléments importants qui étaient achetés en Russie et aussi en Ukraine, surtout le blé.

La troisième demande, c’est que nous souhaitons la fin de la guerre, nous souhaitons une désescalade. Pour ce faire, nous demandons d’engager des discussions avec l’Ukraine et avec les autres pays, qui sont aussi partie prenante aujourd’hui de ce conflit.

Concernant l’agriculture, on n’exagère pas, c’est une réalité. Si les engrais n’arrivent pas alors que c’est l’hivernage dans la plupart des pays africains, il n’y aura pas de récolte. Déjà qu’il y a des difficultés d’approvisionnement en blé, si en plus les céréales locales ne sont pas produites, on sera dans une situation de famine très sérieuse, qui pourrait déstabiliser le continent.

À l’issue de cette rencontre, -il y avait le président de la commission de l’Union africaine, le Tchadien Moussa Faki Mahamat-, vous avez dit être rassuré. Mais pour le moment, il n’y a aucune solution viable, ni par la Mer Noire, ni par d’autres routes. Une semaine après, n’avez-vous pas l’impression d’avoir été trop optimiste ?

Non pas du tout, je suis rassuré, je demeure optimiste. Je suis d’autant plus rassuré que ce qu’il m’a dit devant Moussa Faki, son ministre des Affaires étrangères l’a rappelé avant-hier à Istanbul. La Russie s’engage si le déminage des eaux du port d’Odessa est assuré, elle s’engage si les conditions des contrôles de bateaux sont assurées. Elle ne posera alors aucun acte pour la sortie du blé ukrainien. Elle s’est même engagée en disant que si l’Ukraine veut utiliser d’autres ports comme à Marioupol, elle pouvait assurer les corridors de sécurité. Jusqu’à preuve du contraire, je n’ai pas d’éléments me permettant de contredire cela.

Je pense qu’il faut maintenant travailler à ce que le déminage soit fait, que l’ONU s’implique avec toutes les parties prenantes pour demander à sortir le blé ukrainien.

Vladimir Poutine dit être prêt à laisser sortir, comme vous dites, les céréales et les engrais d’Ukraine, mais à une condition, que les Occidentaux lèvent les sanctions contre la Russie.

Non, pas du tout, ce n’est pas conditionné aux sanctions.

Il vous l’a demandé quand même ?

Pour les produits russes, mais pas pour les produits ukrainiens, il a dit que si le port est déminé et qu’il s’agit du transport de céréales, pas d’armes évidemment, la Russie ne posera aucun acte. Je lui ai même confié que les Ukrainiens craignent que la Russie rentre dans le port s’ils déminent. Il m’a affirmé qu’il ne rentrerait pas, et c’est un engagement qu’il a pris. Son ministre l’a répété. Pour l’exportation des graines, par la Mer Noire, c’est une possibilité, par d’autres moyens, ce sera plus difficile peut-être, mais il y a encore la solution du Danube ou d’autres solutions.

Mais est-ce que le président russe n’a pas demandé quand même une levée au moins partielle des sanctions contre la Russie. Allez-vous le demander à Emmanuel Macron que vous allez voir ce vendredi et à d’autres leaders occidentaux ?

Sur l’accès aux produits russes, nous sommes, les Africains, confrontés à la difficulté générée par les sanctions sur le système de paiement swift. A partir du moment où nos banques sont liées aux banques européennes pour la plupart, elles ne peuvent pas payer comme elles le faisaient traditionnellement. Alors que quand il s’agit des Chinois ou d’autres pays, la Russie continue à commercer. Même avec les Etats-Unis, même avec l’Europe pour le gaz. Mais nous, on ne peut pas en raison du système de paiement.

On n’accuse pas l’Europe d’avoir mis des sanctions sur les céréales, mais les sanctions sur le swift et sur certains oligarques qui sont producteurs de céréales et d’engrais font que les banques ne veulent pas travailler avec eux et que cela nous affecte. Du coup, on a d’une part la guerre qui a créé cette situation, et d’autre part, les effets des sanctions qui font que, de toute façon, on a des difficultés d’approvisionnement. Il nous faut simplement avec nos partenaires européens trouver un moyen de lever cette difficulté pour réguler le marché et assurer un approvisionnement correct en céréales, mais surtout, encore une fois, en fertilisants.

Pendant cette rencontre de Sotchi, vous avez rappelé à votre homologue russe que la majorité des pays africains, dont le Sénégal, avait « évité de condamner la Russie » aux Nations Unies, vous avez même ajouté « malgré d’énormes pressions », on imagine peut-être Emmanuel Macron dans la coulisse …

Ça, c’est vous qui l’imaginez. Non, Emmanuel Macron n’a mis aucune pression, en tout cas sur le Sénégal. Je le dis très très honnêtement.

Ne craignez-vous pas, monsieur le Président, d’apparaître comme le complice d’un pays qui a attaqué son voisin et qui est accusé de crimes de guerre et de chantage alimentaire ?

Qu’est-ce qui ferait de moi un complice ? D’être allé en Russie ou d’avoir parlé ?

Non, le vote à l’ONU. Cette abstention, plus exactement.

L’abstention, c’est un vote, ça veut dire que je ne vote ni pour, ni contre. C’est une position, dans un vote, vous avez oui, non ou abstention. Il ne faut pas aller vite en besogne sur les intentions de vote, sur les positions de vote des États. Nous avons des opinions également, dont il faut tenir compte. Sur la Russie, par exemple, au Conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève, nous avons voté oui pour la création d’une commission. Parfois, ça dépend du vote. Il y a des votes où nous votons oui, si ça nous parait conséquent et cohérent. Quand ça ne paraît pas cohérent, ou quand nous ne voulons pas prendre position, nous nous abstenons. Cela n’a rien à voir avec un alignement en faveur de la Russie ou pas.

Peut-on vous demander, d’un point de vue moral peut-être, est-ce que pour vous, dans cette guerre, il y a un agresseur et un agressé ?

Bien sûr. Si vous regardez mes tweets deux jours après l’intervention. Je l’ai écrit, c’est public. J’ai fait un communiqué avec le président de la commission de l’Union africaine, Moussa Faki, un communiqué conjoint, pour condamner l’intervention et exiger le respect de la souveraineté de l’Ukraine. Cela ne veut pas dire que je ne dois pas parler à la Russie. Lorsque je considère que le marché est bloqué, parce qu’un des grands fournisseurs qu’est l’Ukraine n’arrive plus à exporter, c’est mon devoir et le devoir des Africains de sensibiliser le président Poutine sur ce fait, et de lui demander d’agir de concert avec les Nations unies pour que cette contrainte soit levée.

C’est aussi notre devoir d’attirer l’attention à ceux qui ont posé des sanctions, qu’il y a des conséquences de ces sanctions qui réellement ne nous permettent pas aujourd’hui d’accéder aux approvisionnements sur des produits essentiels, comme les céréales et les engrais.

À votre retour de Sotchi, vous avez dit le week-end dernier à Accra que vous alliez vous rendre à Kiev pour rencontrer le président Volodymyr Zelensky. On sait que ça devait se faire il y a un moment, ça ne s’est pas fait, êtes-vous toujours le bienvenu à Kiev, monsieur le président ?

D’abord, je n’ai jamais été invité à Kiev. J’ai la volonté d’y aller, parce que je voulais me mettre dans une position de neutralité. Mais l’Ukraine nous a demandé de communiquer avec l’Union africaine. J’ai transmis cette demande du président Zelensky. Le bureau élargi de l’Union africaine a accepté cette demande, tout comme elle m’a chargé d’aller voir le président Poutine pour donner les positions de l’Afrique et réclamer ce que je viens de dire.

Nous allons réaliser le plus rapidement possible cet entretien avec le président Volodymyr Zelensky et les leaders africains. Et après cela, s’il s’avère qu’il nous invite, nous irons à Kiev avec plaisir, comme je l’ai fait pour Sotchi.

Au Sénégal, l’opposition Yewi Askan Wi a manifesté pacifiquement, hier, dans les rues de Dakar, mais a menacé de tout faire pour empêcher la tenue des législatives du 31 juillet si ses leaders, et notamment Ousmane Sonko, sont exclus du scrutin. Si une solution n’est pas trouvée pour la liste nationale de l’opposition qui est actuellement invalidée, ne craignez-vous pas un embrasement de la rue, comme cela s’est passé à Dakar en mars 2021 ?

Il faut éviter de prendre mars 2021 comme une référence absolue. Les élections législatives sont organisées par un code électoral et un système électoral qui existent au Sénégal, qui font la fierté du Sénégal. Ce n’est pas un hasard si on est un pays stable. Ce n’est pas la première fois que l’on organise des élections. Nous avons un système électoral qui est le produit de concertations, de consolidations, dont le dernier est ce code qui vient d’être enregistré, qui a fait l’objet de discussions pendant 16 mois et qui a abouti à ce qui a permis d’aller vers ces élections législatives. Mais nous avons un code avec ses exigences. Par exemple, sur la loi sur la parité, le Sénégal ne peut pas revenir en arrière. Une liste qui n’est pas paritaire n’est pas recevable, un point c’est tout, c’est la loi ! Si vous faites une liste qui ne respecte pas ce que dit la loi, elle est éliminée simplement.

Nous, on nous a éliminé notre liste de suppléants nationale, parce que simplement, il y a eu une erreur de juxtaposition alors qu’elle était paritaire. C’est la loi, elle est dure, mais c’est la loi.

Maintenant, les menaces sur la non-organisation des élections, c’est derrière nous. De toute façon, le pays va tenir les élections. Le conseil constitutionnel a décidé et nous nous sommes soumis. Il y a 15 jours, il y a eu des bagarres, la liste n’était pas recevable. Le conseil a fait une interprétation, et a dit : il faut que le ministre de l’intérieur les accepte. Le ministre s’est incliné, il a fait les corrections, et aujourd’hui, leur liste à Dakar va compétir, parce que c’est la décision qui s’impose à tout le monde. Pourquoi lorsqu’il s’agit de l’opposition, quand il y a une décision défavorable, on appelle à la fin du monde. Ce n’est pas comme ça qu’on respecte la démocratie.

Il peut y avoir des blocages …

Mais s’il y a des blocages, s’il y a des difficultés, elles se géreront conformément aux lois et règlement du pays.

Au Mali, la junte a décrété lundi dernier que la transition durerait 24 mois. N’est-ce pas un affront à tous les chefs d’Etat de la Cédéao, qui s’étaient réunis deux jours avant à Accra pour tenter de trouver un compromis ? Est-ce que finalement, les militaires à Bamako ne se moquent pas de vous et ne vous mènent pas en bateau ?

Je ne pense pas qu’ils se moquent de nous. Il y a des maladresses peut-être.

Ce n’est pas une maladresse, c’est un acte fort quand on dit 24 mois.

La vérité, c’est que le médiateur a bien soumis ce projet à la conférence des chefs d’Etat, ce projet de 24 mois, mais à compter du mois de mars 2021. Avec des conditionnalités qui ont été posées, et la conférence s’est saisie, on a discuté, et on a dit qu’on n’allait pas prendre de décision maintenant. Nous prenons acte de cette proposition et on demande au médiateur qu’il mette à profit le mois à venir pour remplir la feuille de route, qu’on ait très précisément les différents engagements et les échéances à ce moment-là. Le 3 juillet, nous pourrons valablement délibérer ou pas des sanctions.

Un compromis est encore possible donc.

Oui. C’était maladroit qu’ils publient, mais c’était le produit de leur accord avec le médiateur. On verra d’ici juillet si les conditions sont réunies pour que la Cédéao lève les sanctions, qui quand même impactent difficilement les populations maliennes.

audio : Macky Sall, président du Sénégal et de l’Union Africaine
En Guinée, les militaires vont plus loin, puisqu’eux veulent une transition de trois ans, 36 mois. Des sanctions de la Cédéao avaient été prévues en mars, puis encore le week-end dernier. Au final, il n’y a rien. Est-ce que ça veut dire que les militaires de Conakry n’ont rien à craindre de ce côté-là ?

Je crois qu’on le voit bien pour Conakry, la transition considère que Conakry, ayant un accès maritime et ayant sa propre monnaie, peut-être serait plus résiliente face aux sanctions de la Cédéao. Aucun de nos pays n’a intérêt à s’éloigner de son voisinage immédiat et de sa communauté. Mais il est clair qu’il nous faut revoir le système tel qu’il fonctionne. La difficulté de la Cédéao, la difficulté de l’Union africaine, c’est que l’entrée en force de pays qui disposent de capacités de neutralisation du travail du conseil de sécurité de l’ONU, à travers le veto, fait que ces pays, considérant qu’ils ont le soutien de ces puissances, refusent de suivre ce que la Cédéao leur dicte. Par le passé, on intervenait militairement. Si la Cédéao avait continué à le faire, peut-être qu’on n’en serait pas là, c’est une décision extrême, elle n’est pas souhaitable. Mais si nous continuons à être impuissants devant des pays qui foulent au pied des règles communes, alors il y a problème. Mais ça, ce n’est pas le propre de l’Afrique. C’est aussi la même difficulté qu’a le conseil de sécurité sur un grand nombre de crises dans le monde. Et c’est ce que nous réclamons aussi, la nécessité de réformer le système onusien, y compris la composition du conseil de sécurité telle qu’elle est constituée. Les gens se neutralisent et on ne peut pas avancer, on ne peut pas apporter des réponses concrètes aux situations concrètes de nos pays.